Je me souviens encore du jour de ma première conférence de rédaction. Radio Umwizero logeait dans un building érigé en plein cœur de Bujumbura, la capitale du Burundi, un pays déchiré par l’une de ces guerres qui ensanglantaient alors les Grands Lacs africains. Nous étions au quatrième étage. Nos voisins : les diplomates et gardes du corps surarmés de l’Old East, la mission de médiation des Nations Unies. J’étais alors un jeune journaliste, à peine la vingtaine, porté par une idée naïve mais tenace : que l’information pouvait servir à rassembler plutôt qu’à diviser.

Aux côtés de professionnels français, burundais, rwandais, d’artistes et de citoyens engagés, nous avons tenté de construire, jour après jour, une voix différente. Une voix qui portait l’espoir. Une voix à contre-courant du vacarme ambiant de la haine. Chaque reportage, chaque débat animé était un pari fragile : allions-nous réussir à être entendus ? À ne pas trahir notre idéal ? Je garde en mémoire des moments d’une intense émotion : des confrères qui, jour après jour, tentaient de défaire une rumeur ; un villageois racontant la reconstruction de son quartier après les massacres ; un ancien combattant acceptant pour la première fois de débattre avec un membre d’une ethnie ennemie. Des instants aussi de tension et de peur, et parfois d’un simple sourire qui changeait le cours – non pas de l’Histoire, mais au moins d’une édition du Journal Parlé.
Radio Umwizero – “Espoir”, en kirundi – est née en 1995, dans un contexte extrêmement tendu, quelques mois seulement après le génocide des Tutsis au Rwanda (1994), alors que le Burundi sombrait lui aussi dans une guerre civile ethnique meurtrière. Et que résonnaient déjà les premiers coups de feu dans l’Est congolais.
L’idée était simple, mais puissante : créer un média indépendant, ancré localement, pour promouvoir la paix, la tolérance, la réconciliation – à contre-courant des « médias de la haine » comme Radio Mille Collines au Rwanda, qui avaient activement participé à l’engrenage du génocide.
Le projet est né de la rencontre entre des militants des droits humains et des humanitaires engagés : Bernard Kouchner, ancien président de Médecins Sans Frontières et de Médecins du Monde, et Terence Nahimana, figure burundaise du combat pour les droits de l’homme, en furent parmi les initiateurs. Radio Umwizero a également bénéficié du soutien de personnalités de renommée mondiale, comme la cantatrice Barbara Hendricks, qui en fut l’une des marraines.
Portée par une coalition d’ONG, de journalistes, de diplomates, la radio avait pour ambition de former des journalistes locaux à des pratiques professionnelles rigoureuses : vérification des faits, refus du discours ethniciste, priorité aux témoignages de coexistence, aux récits de reconstruction. Depuis Bujumbura, elle diffusait en français, en kirundi, et en swahili. Sa ligne éditoriale reposait sur l’éducation à la paix, l’information équilibrée, la lutte contre les stéréotypes ethniques, l’ouverture de débats entre acteurs politiques, sociaux, religieux.
Parmi les professionnels qui ont fait vivre cette aventure, il faut rappeler la richesse et la diversité des parcours : des journalistes internationaux comme Laurent Sadoux, Hubert Vieil, François Capelier, Edgar Charles Mbanza, Antoine Kaburahe, Antoine Ntamikevyo ont marqué la rédaction par leur engagement, leur rigueur, leur foi dans le pouvoir d’une information qui rassemble.
Mais Radio Umwizero était un projet fragile. Le climat était tendu, les pressions politiques constantes. À plusieurs reprises, des journalistes furent menacés, accusés de « trahison » ethnique ou de « faire le jeu des étrangers ». La radio n’a vécu que quelques années. Mais quelle intensité. Et surtout, quel impact.
Elle a posé les bases de ce que peuvent être des médias de paix. Elle a inspiré d’autres initiatives, comme Studio Ijambo au Burundi ou Radio Okapi plus tard en République démocratique du Congo. Elle prouve qu’un autre journalisme est possible, même dans les pires contextes. Et qu’une information juste, sensible, exigeante, peut contribuer à soigner les blessures les plus profondes
Aujourd’hui, alors que les logiques de haine se réinventent dans l’univers numérique, que la désinformation devient virale, que les mots tuent parfois plus vite que les balles, il est plus que jamais nécessaire de se souvenir de ce projet. De tirer les leçons de son histoire. De comprendre ses forces et ses fragilités. Car ce travail de mémoire n’est pas qu’un hommage : il est une ressource pour le présent.
Radio Umwizero fut éphémère (5 ans). Mais son message reste d’une brûlante actualité : lutter contre les mots qui tuent, faire entendre ceux qui réparent.