Mars 2012. Chez « Mzee » (« le vieux ») Kituku, à Kibera, une fin de matinée ordinaire. La place du quartier ainsi que les bars et les commerces attenants sont bruyamment animés, comme à l’accoutumée. A peine trois mètres séparent le principal bar du quartier et l’unique portail d’entrée du pâté de baraques. Dehors, des enfants jouent, sautillent interminablement au-dessus d’un caniveau débordant d’immondices et d’odeur pestilentielles, jouent au cache-cache et se faufilent entre des sacs de charbon. Des badauds se prélassent sur le trottoir, certains à même le sol, d’autres sur des tabourets de fortune. D’autres encore sirotent tranquillement le Chaanga, bière clandestine aussi populaire que proscrite. Moins bavardes que les hommes, devant l’entrée des maisons ou même plus près des magasins et du bar, des femmes sont en train de préparer les repas.
C’est la fille cadette du « Mzee » qui vient m’accueillir, ses écouteurs vissés sur la tête, un téléphone portable à la main et dans l’autre un vieux magazine. Le calme qui règne à l’intérieur du salon contraste avec le brouhaha de l’extérieur. De même, l’ordre qui y règne tranche avec le délabrement des cases voisines et les saletés jonchant l’espace environnant. « Karibu » (« bienvenu »), me dit timidement la jeune fille. La pièce est minuscule, mais confortable, avec des meubles et des coussins enveloppés dans des tissus propres. Trois chaises et un fauteuil, autour d’une table basse, le tout orienté dans l’axe de l’imposante armoire dans laquelle logent la télévision, de marque Phillips, ainsi que des couverts, autour, dans des tiroirs vitrés. Des photographies, noir et blanc mais aussi en couleur pour quelques-unes, décorent le mur derrière l’armoire. Seules trois photos, protégées dans un cadre, sont déposées directement sur le meuble, juste au-dessus du poste-téléviseur. La première image exalte le parcours du chef du ménage, et à travers lui celui des autres membres du foyer : le jeune Kituku qui pose avec son patron dans une belle propriété de la capitale –« J’étais employé chez lui, me renseigne spontanément le vieil homme. C’est grâce à lui que j’ai pu me marier ». Sur l’autre photo, le mariage lors duquel notre hôte a été parrainé « par le frère du gouverneur de sa province natale », comme il tient à le faire remarquer. En plus colorée, une autre photo montre les deux filles de Mr. Kituku, une déjà « sortie » (« mariée »), et la benjamine. Des photographies de studio. La plus imposante des clichés demeure celle du fils aîné, dans le centre de Londres, « un garçon qui fait honneur à la famille », reconnaît le père, avant de lancer : « Là-bas, il est bien. Bien installé ».
La partie inférieure du meuble à télévision contient un lecteur Dvd de marque chinoise, et quelques Dvd, deux haut-parleurs immenses qui débordent des deux côtés de l’écran, branchés sur une chaîne hifi-miniature, presque invisible, coincé entre les parois du meuble. « Elle fait mp3, radio, lecteurs CD. Quand on veut, on peut brancher tout cela sur la télé. C’est une Philips, la chaîne hifi elle aussi. Elle vient de Londres. On en avait avant une de Dubaï, mais depuis deux mois, on a eu celle-ci», expliquera la fille cadette.
De longs silences ponctuent les premières minutes de ma présence avec le père de famille; de temps en temps, ce dernier discourt sur la « vie chère », sur les dernières actualités politiques du quartier marquées par les violences intercommunautaires, entre manifestants et policiers. Sur les « ghettos qui retrouvent la tranquillité », sur les coupures du « feu », l’électricité qui est « tout le temps promise mais qui ne vient jamais depuis des décennies », et tant d’autres « problèmes » (…). Ça nous fait plaisir, chaque fois que des personnes comme vous viennent nous voir pour discuter avec nous de ces choses, de la télévision et de la radio… Les choses évoluent bien ici. On essaie. Il nous manque seulement des moyens », introduit Bwana Kituku. Le bidonville vit en effet une phase délicate de reconstruction, après une période de violences politico-ethniques qui ont fait plusieurs morts, et qui ont accentué la mobilisation des acteurs locaux, internationaux et médiatiques… Quand je suis passé la dernière fois dans le ménage, la télévision qui diffusait des variétés étrangères avait été mise immédiatement sur la chaîne gouvernementale KBC356, pour m’accueillir. Une autre fois, le programme qui passait ne suscitait que très peu commentaires. Nous étions cinq dans la petite pièce, Mr Kituku et mes accompagnateurs inclus. De temps en temps, le flux télévisuel ponctuait la conversation, accompagnant les pauses et les transitions d’un sujet à un autre.
Aujourd’hui, la famille semble préoccupée par le fait qu’elle m’accueille sans pouvoir mettre la télévision, faute d’électricité. La fille cadette a essayé de mettre en route le poste, à l’aide d’une batterie (de voiture) qu’elle portait à la main –un dispositif qui fournit l’électricité, mais qu’il faut en permanence recharger : « Il ne marche pas, lance-t-elle avec regrets. Nous l’avons eu d’occas, et il n’est pas bien ». Malgré l’échec de son bricolage, le père en profite pour vanter les compétences technologiques son enfant : « Ils sont les plus faire, ces jeunes. On ne peut que les laisser fort, car ces télévisions sont de plus en plus compliquées pour nous autres vieux ». La jeune fille a l’air d’être une actrice de premier plan dans d’autres aspects de la culture médiatique de ce ménage. Une fois, ici même, nous regardions, avec toute la famille, une vidéo que le ménage allait envoyer à leur fils habitant Londres, réalisée par un cameraman du quartier. « Au moins deux fois par an, nous lui envoyons un Dvd», expliquait la maman. « Là, il est seul et il a besoin de nous voir, de voir où nous en sommes… Même si il appelle régulièrement, cela ne suffit pas. Il a besoin de nous voir », précisa-telle. Dans cette vidéo, le père était embarrassé de la mise en scène qu’avait orchestrée sa fille pour le tournage (habits et poses…). Lors du visionnage auquel j’étais invité, il assumait mal les images. Avec un petit sourire au coin des lèvres, il dit : «Ce sont les filles qui m’ont mis dedans (dans le cadre, dans la vidéo). Je ne voulais pas. Ce sont leurs choses. Moi, je n’y suis pour rien…». La jeune fille confirma : «Mzee ne voulait pas aller chez le coiffeur avant d’être filmé. C’est moi qui aie insisté. Il est bien comme ça, ne trouvez-vous pas ? C’était important de bien paraître, pour un Dvd à envoyer à Londres ! Nous ne sommes pas quand même des paysans !».
Aujourd’hui encore, nous avons beaucoup parlé de ce John, de ce fils émigré mais si présent dans la vie du ménage. A la sortie, seul, je croise sur le trottoir une tante handicapée qui est hébergée par Bwana Kituku dans une minuscule case jouxtant la baraque principale. Je lui avais promis la dernière fois de discuter avec elle. Ce qui lui fait le plus mal, me dit–elle, c’est de ne plus être associée aux séances de télévision et aux appels téléphoniques généralement partagés par les autres membres : « Mhhh… nom de ma mère ! Les choses se sont gâtées ici. Il y a des lunes que je n’ai pas regardé la télévision chez eux comme avant. Tu sais, depuis que la fille de mon oncle a grandi et est devenue comme une blanche (« asha kuwa muzungu », « blanche », c’est-à-dire « moderne », « évoluée »), elle ne veut plus que je m’assoie avec eux dans leur salon. Avec sa mère, elles invitent les autres riches, mais jamais moi. Même des gens, des amis à elles, qui n’ont rien à voir avec la famille, viennent. Pas moi alors que je suis une tante» (Enquêtée, Kibera).