Objectifs, enjeux et défis d’une ‘recherche-projet’ en santé connectée. Le développement de la santé connectée ne pourra faire l’économie d’une compréhension fine des contextes d’usage, dans le but d’ajuster progressivement les demandes sociales et les inventions techniques, ou encore, plus en amont, d’intégrer davantage les usagers dans les processus de conception. Comme le souligne le mathématicien et élu français Cédric Villani dans son dernier rapport sur l’Intelligence Artificielle, l’émergence de nouveaux usages et modèles sociaux caractérise l’essor de la technologie numérique actuelle dans sa globalité. « Il est aujourd’hui encore difficile d’estimer l’ensemble des conséquences sociales (vertueuses ou non) de l’utilisation de produits et services [à venir], dans la mesure où bon nombre d’usages restent encore à découvrir ou à inventer » (Villani, 2018 : 15). La problématique de l’usage, concernant le numérique de dernière génération, s’avère d’autant plus pertinent que les aspects sociaux et éthiques restent ceux qui posent le plus d’interrogations aujourd’hui. Dans le champ de la santé en l’occurrence, le défi porte en outre sur la nécessité de faire participer les patients, aux côtés d’autres acteurs, aux cruciales questions de gouvernance de ces objets nouveaux, et surtout à en forger de nouveaux outils et protocoles de validation. L’usage effectivement, et plus précisement sa validation par les différentes instances habilitées, restent dans l’ensemble la problématique majeure de l’innovation en santé connectée : l’une des demandes les plus pressantes des patients, des familles et des soignants est que les objets par ailleurs de plus en plus nombreux à traverser informellement la barrière entre le marché du « bien-être » et le champ médical, soient soumis à des tests d’évaluation rigoureux. Tant au niveau national qu’international, nous sommes en 2018 dans une phase d’essai d’une offre industrielle en essor; en France cependant, le constat général est que les expérimentations en télémédecine, de façon générale, se trouvent dans une impasse malgré les encouragements des pouvoirs publics.
C’est dans ce contexte de mutation numérique et sociomédicale que le département Sciences Economiques et Sociales de Télécom ParisTech était engagé de fin 2016 à décembre 2018 dans Careware, un projet européen (France, Belgique, Lituanie) impliquant des industriels, des chercheurs et des professionnels autour du développement de technologies/services basés sur les objets connectés dans les domaines de la santé et du bien-être. Plus spécifiquement en ce qui nous concerne, le pilote français du projet auquel nous participions directement consistait en la co-conception d’objets connectés dédiés à la prise en charge de personnes malades ou très âgées dépendantes, en établissement ou en Hôpital du jour. Il visait concrètement à développer et expérimenter un ensemble de solutions permettant d’améliorer concomitamment la situation des patients, des soignants et des structures de soins. Mené sur le plan technique et managérial par des collègues ingénieurs de l’Institut Mines Télécom, le projet a bénéficié d’un partenariat de deux structures hospitalières de Nancy (Grand-Est, France) au titre de terrain pour l’élaboration des scénarios d’usage et l’expérimentation de modèles techniques. Il s’agissait dans un premier temps de l’Ehpad de Bainville-sur-Madon et de l’hôpital du Jour de Framanville, deux unités appartenant au réseau OHS, qui ont d’abord servi de cadre pour identifier les besoins en termes de connexion équipée dans une structure de prise en charge de personnes très âgées. Une étude sociologique a été menée à cet effet tout au long de l’année 2017, avant que les premières expérimentations in vivo ne soient effectuées, à sa suite, au sein de l’Ehpad entre février et juillet 2018. La dernière phase des expérimentations, avec des modèles techniques plus améliorés, s’est poursuivie dans une autre structure, l’Hadan, dédiée cette fois à l’hospitalisation à domicile et où l’enquête a été menée avec des patients âgés suivant une chimiothérapie.
Careware apparaîtra à plusiuers titres comme une « recherche-projet » (Findeli, 2003) dans la mesure où il a articulé une démarche de recherche scientifique avec une autre visant expressément la conception d’un produit/service. Dans une optique sociétale, une étude résolument ancrée dans les sciences sociales pour accompagner l’expérimentation des technologies dans un Ehpad ou en HAD s’inscrit nécessairement dans un cadre d’innovation visant à privilégier le pouvoir d’agir (et de concevoir) des usagers (patients et soignants), c’est-à-dire à intégrer de façon durable les expériences d’usage, plus particulièrement patientes, dans la perspective de l’innovation responsable et d’une « éthique créative » (Buchanan, 2001) revendiquées par les différents porteurs et partenaires du projet. De façon plus globale, la question suivante sous-tendra toute notre analyse : par quelles formes de médiations, en santé connectée, peut-on innover pour construire un milieu numérique associé que Stiegler (2009), à la suite de Simondon (1989), présente comme un espace de partage et d’échange (dans lequel les usagers participent activement au devenir même de cet environnement)?
Pour qualifier davantage notre participation au titre des sciences sociales, il s’agissait d’une implication dans les deux principales phases du processus de co-conception du projet Careware. A la suite du premier volet sociologique ayant consisté à mettre en place le protocole d’une démarche participative et à faire émerger des scénarios d’usage, l’étape suivante, dite socio-ethnographique, avait pour but d’accompagner les expérimentations dans le contexte quotidien des usagers. Le présent rapport portera principalement sur la deuxième phase dite socio-ethnographique des tests in situ menés successivement en Ehpad et à l’Hadan. Encore une fois, le but était de maintenir, voire de catalyser les passerelles entre le terrain et le « laboratoire », tout en consolidant notre position naturelle consistant à éclairer (1) la rigueur empirique et qualitative (au niveau des différents aspects de la démarche), (2) la pertinence sociale des objets déployés en contexte de prise en charge sociomédicale, (3) la nature sociale du milieu numérique émergent dans le cas spécifique des objets connectés et des soins, sans oublier (4) les nouveaux usages, les problématiques y relatives et les formes de médiation à envisager. Dans une perspective davantage opérationnelle, il s’agissait prioritairement d’observer et d’analyser la mise à l’épreuve du fonctionnement du nouveau dispositif technique dans les expériences réelles, d’évaluer sa portabilité mais aussi la capacité des capteurs (composantes importantes du dispositif) à collecter de façon cohérente les données, des écrans à afficher correctement les paramètres, etc. Dès ici, l’exercice impliquait en réalité d’articuler plusieurs orientations de recherche. L’attention était focalisée à la fois sur la capacité des objets expérimentés à intégrer les systèmes matériels et représentationnels d’accueil comme sur les pistes à même de médier l’acceptation de nouveaux usages et de nouvelles pratiques sociales. Dans un objectif global de transférabilité des savoirs et des méthodes, le rôle attendu des sciences sociales portait également sur la production d’un référentiel d’accompagnement des expérimentations en santé connectée, et cela dans la perspective de l’usage.
En plus d’évaluer/analyser l’utilisabilité du dispositif technique, nous sommes appelées aujourd’hui sur un autre champ fondamental : tout au long de notre rapport, nous verrons combien demeure crucial le travail de médiation, de recontextualisation et de re -qualification -aussi bien empiriques que théoriques- des actes même d’expérimenter et de participer (dans) les innovations numériques à partir des contextes de grande fragilité. Du point de vue des Sciences Sociales, les expérimentations ont été instructives à plusieurs titres en tant qu’elles ont été un moment crucial non seulement de validation des dispositifs techniques testés, mais aussi d’engagement discursif et pratique des acteurs dans la co-innovation en « santé connectée ». Une occasion qui méritera d’être davantage qualifiée (notamment dans ses dimensions sociologiques, communicationnelles et pragmatiques notamment), dans les sections qui vont suivre dans ce document. De même, il y a des leçons de méthode qu’il nous faudra valoriser ici dans la mesure où les expérimentations Careware ont permis de révéler quelques « ficelles » (Becker, 2002) et pistes pour observer et analyser des dispositifs complexes dans le contexte spécifique que constitue la prise en charge sociomédicale mobile et à distance. Dès le début de ce rapport final, nous revenons d’abord sur une méthode socio-ethnographique qui s’est avérée particulièrement pertinente et dessinons ainsi les contours d’une perspective et d’un cadre conceptuel qui se distinguent des études essentialisant la diffusion et l’utilisation des objets offerts par le marché (cf. infra).
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